JUSTICE: II) UN JOURNALISTE RATÉ N'EST PAS DIFFAMÉ

L'AUTEUR DE CES LIGNES EN PARLE EN CONNAISSANCE DE CAUSE

Dans le précédent épisode, on a évoqué cette solennité, pouvant paraître surannée, de la Justice en France. A la lueur de l'affaire qui va être évoquée ici-après on mesure à quel point  il y a le monde réel et le monde judiciaire.

Ce mardi-là,  à la tribune du tribunal correctionnel de Boulogne-sur-Mer, siègent trois magistrats et un procureur dans leur tenue traditionnelle. À la barre des prévenus, Benoit D. se tient droit comme un “i”. Costume sombre tiré des meilleurs faiseurs, chemise blanche et cravate discrète. On comprend très vite qu'il ne s'est pas “déguisé” pour la circonstance. Benoit D. est le directeur général d'un grand établissement de soins. Il s'exprime d'une voix claire et posée dans un langage châtié. Tout le contraire du prototype des petits malfrats qu'on s'attend à voir défiler dans ce genre de tribunal correctionnel.

Que vient-il faire là? Bof, il est poursuivi pour avoir commis deux délits supposés, et en particulier, le délit de diffamation. 
Ce délit est défini par l'article 29 de la loi sur la presse qui prévoit une condamnation allant jusqu'à 12 000 euros d'amende contre son auteur. L'enjeu est donc important.

La présidente, tout comme le procureur, rappellent d'entrée quels sont les motifs qui ont mené Benoit D. devant le tribunal. A savoir que lors d'une rencontre provoquée par  M. B. (son accusateur), Benoit D. lui  aurait déclaré, sans aucun autre témoin pour l'entendre “vous n'êtes qu'un journaliste raté”. Sans aucun doute possible, c'est bien pour ce motif que Benoit D. se retrouve devant trois magistrats du siège et un procureur. En compagnie de deux avocats, le sien et celui de la partie civile.

A ce moment-là, sur le banc de presse, le journaliste -potentiellement raté qu'est l'auteur de ces lignes- commence à ne plus rien comprendre à ce qui va suivre. Et pour cause.

La loi sur la presse, en son article 29, précise que la diffamation ne s'applique que si, et seulement si, les propos présumés outrageants se rapportent à un fait. Un fait, pas à un état ou à une qualité ou à un défaut présumés. Un fait !
Par exemple, dire publiquement de quelqu'un,  sans pouvoir le prouver, qu'il a commis un vol, c'est de la diffamation. Par contre, dire de ce même quelqu'un qu'il est un voleur, ce n'est pas de la diffamation, c'est une insulte. C'est la base du droit sur la presse. Le premier juriste venu sait cela. 

Ainsi, qualifier un journaliste de “raté”, c'est, au pire, une insulte qui peut être condamnée à condition d'avoir été proférée en public, mais en aucun cas une diffamation. De plus, il apparaît d'entrée que les propos de Benoit D. n'ont eu aucun autre auditeur que le journaliste visé et qu'ils ne sont donc pas publics.
Et pourtant ce jour-là, on a quand même débattu au tribunal pendant plus d'une heure pour essayer de comprendre pourquoi et dans quelles conditions Benoit D. avait bien pu dire à M. B. qu'il n'était qu'un journaliste raté.

Après que le journaliste ait été entendu en qualité de victime par le tribunal, on sera magnanime en disant de lui qu'il a plutôt… Qu'il a plutôt raté cette audition.
Et on ne commentera pas l'intervention de  son avocat qui s'est lancé dans des digressions grandiloquentes, voire sans rapport avec les faits, et en monopolisant (trop) longuement la parole, lassant très vite l'auditoire forcé.

Au terme de quoi, après un bref délibéré, le tribunal rendra sa sentence. Toutes les charges contre Benoit D. sont abandonnées, relaxe totale. Le journaliste a piteusement raté son coup.

Fin de compte-rendu.

A l'aune de cet exemple, on commence à comprendre qu'il y a quelque chose qui ne va pas dans cette justice en France. 
Les magistrats, et souvent non sans raison, disent que les tribunaux sont débordés. Il faut parfois attendre des années avant que des affaires, sérieuses, avec de vrais préjudices à réparer, passent en justice déplorent de leur côté les avocats. Lesquels ne cessent de dénoncer, dans bien des cas, ce qu'ils appellent une justice expéditive. Faute de temps et de moyens. 

Note aux benêts:  Cette affaire croquignolesque opposait un journaliste se situant dans le camp du bien à un directeur d'entreprise ayant eu l'outrecuidance de postuler à un poste électif sous l'étiquette du Rassemblement national. Et, de ce fait, a pu être qualifié d'extrémiste dans la presse locale. D'où son courroux envers le journaliste, rédacteur dans cette même presse.

Mais que venait faire la justice française dans un duel inutile entre un extrémiste politique supposé et un présumé journaliste raté..? 
Il y a tellement d'autres affaires plus prégnantes qui sont classées sans suite.